Avec amour et minutie
Quand il verrouille la porte de la courte devanture de sa boutique, juste derrière son dernier client, Ambroise pousse un soupir de soulagement. À quelques semaines des fêtes de fin d'année, les journées se densifient autant que les jours rétrécissent et les allées et venues dans L'Antre Végétale lui imposent un rythme soutenu qui lui donne l'impression de toujours devoir courir après le temps. La nuit tombe déjà dehors et pourtant sa journée n'est pas terminée. Ce soir, comme tous les mardis et les jeudis, il ferme son commerce un peu plus tôt pour ménager quelques heures de travail autour de ses compositions et de la préparation de ses commandes.
Ces derniers temps, l'objet de toutes ses attentions trône au beau milieu de la petite réserve au fond de sa boutique. Un impressionnant écrin de verre, déjà rempli de terre et planté de Leucobryum glaucum, une mousse d'un joli vert qui tapisse le sol d'un mini-monde. Dans quelques instants, Ambroise devra déplacer la bête pour l'approcher de l'îlot central de sa petite boutique, afin que Lewis et lui puissent travailler dessus.
Mais avant toute chose, il s'agit de débarrasser le-dit îlot central. Car bien que la boutique dispose d'une surface respectable, l'amoncellement de toutes ses plantes, ses pots et autres marchandises — qui ne peuvent rester dehors en plein hiver — ne laisse que peu de place pour aménager un coin de travail. Les deux énormes rangées d'étagères, qui courent sur les murs perpendiculaires à la façade, sont déjà colonisées. Le végétal est roi ici. Pourtant, à force de patience et d'organisation, Ambroise parvient finalement à libérer la moitié de la surface métallique de son îlot central. De quoi placer deux zones de travail, juste en face des tabourets qu'il a déjà déplacés là.
— Ah, Lewis ! S'écrie Ambroise en apercevant son ami — qui ne peut l'entendre — derrière la vitrine, juste au dessus des dizaines de plantes plus ou moins hautes qui la composent.
Il se fraye un chemin parmi les pots qui traînent encore par terre — qui a dit qu'il avait tout rangé ? — et parvient finalement à ouvrir la porte au soixantenaire.
— Bonsoir ! Fais attention en marchant, il y a pas mal de plantes par terre encore.
Un sourire désolé étire ses lèvres : il aurait peut-être dû prévenir qu'il a de moins en moins de place avec les stocks qu'il doit faire pour la fin d'année.
— Je vais chercher le socle ! Tu vas voir la Pilea Glauca a bien poussé, on va bientôt pouvoir l'enrouler autour de tes premières sculptures, je pense.
À peine la porte ouverte, Ambroise se dirige déjà vers sa réserve, le pas énergique, évitant consciencieusement les feuilles et autres tiges qui bordent sa route. Et le voilà qui revient, beaucoup plus lentement, en poussant un chariot sur lequel est posé l'énorme cage de verre.
— Je ne vais bientôt plus pouvoir la porter si ça continue...
Plus ils ajoutent de la terre, des plantes et des pièces de bois, plus la maquette-terrarium de mini-parc d'attraction post-apocalyptique s'alourdit. Aujourd'hui, Ambroise arrive encore à la porter si besoin, mais bientôt il ne s'y risquera plus.
— Est-ce que tu veux boire quelque chose ? Du thé ?
Pour le reste, Ambroise laisse Lewis faire comme chez lui. Il sait déjà qu'il peut accrocher son manteau sur le porte-manteau près de la caisse et se servir dans la réserve pour les outils. Il peut choisir le tabouret en bois qui tourne ou celui avec le petit dossier, qui soutiendra mieux son dos.
Parce qu’il le fait régulièrement, depuis ces quelques dernières semaines.
Il traîne sur son dos un lourd sac, empli de diverses sculptures de bois, de morceaux à tailler, d’autres à assembler. Ça pourrait sembler lourd - et ça l’est, sans mentir. Car s’y trouvent également ses outils, et autres breloques qu’il balade dans Paris. Dedans, s’expose un carrousel, des tours, des lampadaires et autres voiturettes miniatures, des stands donc les murs sont encore démontés, des pièces grandes et imposantes, d’autres de l’ordre du détail important.
Et pièce maîtresse : une grande roue, d’apparence démesurée.
Il s’arrête finalement devant ton magasin. Le chemin est particulièrement long - d’autant pour lui, boiteux. C’est qu’il aurait aimé, prendre directement ta porte depuis la sienne. Mais paraît-il qu’il doit rester caché. Triste mais vrai.
Alors il entre, après avoir lu sur tes lèvres.
“Bonsoir ! Fais attention en marchant, il y a pas mal de plantes par terre encore.”
“Je vois ça, je vois ça.”
Il esquive quelques pots, plus ou moins gros. Ne lui demande pas en revanche de faire preuve d’une quelconque minutie dans sa marche : il en est incapable.
“Je vais chercher le socle ! Tu vas voir la Pilea Glauca a bien poussé, on va bientôt pouvoir l'enrouler autour de tes premières sculptures, je pense.”
Il hoche simplement la tête, débarrassant son sac de son dos. Il le fait craque bruyamment, une grimace sur les traits - voilà des siècles qu’il vit comme soixantenaire, et il faut dire qu’il ne s’habitue toujours pas à sa condition physique.
“Je ne vais bientôt plus pouvoir la porter si ça continue…”
“Impressionnant.”
Il sifflote, constant la taille de la plante.
“Est-ce que tu veux boire quelque chose ? Du thé ?”
“Oh, je ne serais pas contre un petit thé.”
D’un regard expert, il observe le terrarium qui doucement prend forme. Le but est de le présenter au forum des métiers d’art, afin de mettre en valeur vos emplois respectifs - fleuriste et sculpteur. Le tout dans un esprit de cohésion et de collaboration, afin de mêler l’inerte et le vivant.
Il se choisit le tabouret à dossier - sa jambe ne lui permet pas le luxe de se tenir droit. Puis il sort lui-même ses quelques pièces de son sac.
“C’est encore en morceaux, j’ai préféré pour… le transport. Mais on pourra en placer déjà dans le terrarium : les lampadaires ou les voiturettes afin de finaliser le par-terre. Et il faudra installer les fondations de… ça.”
Avec un effort, il sort un large morceau de la grande-roue : la base. Suivi de quelques petites nacelles, et surtout d’un rouleau présentant le plan et le schéma de l’engin - définitivement la pièce maîtresse.