Le chat était couché sur son matelas, roulé en boule. Sa respiration calme indiquait qu'il semblait être à l'aise, malgré la froideur et la vétusté de l'appartement. Et concernant Thompson, il était assis à côté, les coudes sur les cuisses en train de relire son manuel de français. Il n'était pas originaire du Québec, et même s'il priait pour le retour de l'indépendance de l'Alaska, son français restait à désirer. Il comprenait ce que les gens disaient la plupart du temps. Toutefois, il ne savait pas forcément répondre. Dans la vie de tous les jours, cela n'avait pas d'importance. Au sein du travail, c'était différent — il n'était tranquille que s'il n'avait rien à écrire, dans cet enfer de « é, è, ai, est » et autre.

Sa main caressa distraitement le chat. Entre-temps, il s'était douché, habillé, et il avait remis sur son dos sa chemise, son débardeur. Il s'était débarrassé de son jogging pour un vieux pantalon en jeans noir, aussi vieux que le reste de sa garde-robe.

Il détestait ces journées.

Resté cloitré dans le silence de son appartement, à compter les rainures de son plancher, ce n'était pas naturel pour lui. En dehors de son travail, Tyler n'avait pas de passions. Alors quand il entendit quelqu'un toquer à sa porte, il s'attendait à tout. SibbanE, le retour. Ou bien Madame Dupont venu récupérer son chat ? Il se leva dans un soupir éloigné de sa relative tranquillité. Alors il rouvrit sur SibbanE (encore ! C'était un concours de lui ouvrir toutes les heures ?), en lui renvoyant un regard désintéressé.

Le « quoi encore » lui brûlait les lèvres, mais Tyler se contenta d'un long regard interrogatif. Il avança pour sortir de chez lui en entrebâillant la porte — c'était un homme secret, pudique, conscient des jugements sur son mode de vie et il n'avait jamais envie de débattre.

« Je ne pense pas qu'elle soit encore réveillée. »

C'est tout ce qu'il trouva à redire face au visage juvénile et fatigué. Il remarqua la terre sur les chaussures, l'air de chaton farouche et agacé. Visiblement, SibbanE revenait d'une promenade — c'était sans doute le sucre. Mais elle ne portait pas de sac. Tyler sauta de conclusion en conclusion en attendant une réponse.

Maintenant qu'il l'observait, passant chacune de ses expressions et même son grain de peau sous son oeil de lynx, Tyler comprit. Son corps faisait toujours barrage sur son appartement ; une grande silhouette obscure obstruant la vie. Les secondes se défilaient, SibbanE reprenait le même visage d'enfant que quand il l'avait vu tomber. Il manquait la crise de larmes, et les baskets blanches pleine de boues. Pour autant, il ne tira aucun plaisir de la voir dans cet état. Il avisa le t-shirt, l'embarras, la honte. Il n'était pas ce genre de mecs toxiques qui aimait être en position de pouvoir, ou de contrôle sur une gamine ayant dix ans de moins que lui. Il n'était pas non plus accueillant ; tout son appartement respirait l'inconfort, la froideur. Le chat continuait de dormir sur son matelas, et Tyler considéra la situation dans un profond silence. Il pensa très fort que SibbanE pouvait s'en prendre qu'à elle-même, et que le bon sens aurait voulu qu'on prenne une veste. Il garda ces pensées pour lui, son silence suffisait à traduire ce qu'il pensait de la situation.

Bien sûr, il ne voulait pas qu'elle pénètre chez lui. Transpercer son intimité de cette façon. Bien sûr qu'il détestait l'idée qu'une femme rentre, ou n'importe qui en réalité. Mais le bon sens, le pragmatisme, faisait que Tyler allait placer le bien-être de la jeune fille avant le sien.

C'était difficile. Et il était habitué aux choses difficiles, comme le témoignaient toutes ses cicatrices.

« J'ai compris. »

Tyler recula d'un pas, il fit signe à SibbanE de rentrer chez lui. La porte s'ouvrait sur une grande pièce, avec une cuisine ouverte sur la gauche, la table au centre et sa pauvre chaise. Le matelas au fond de la pièce, le livre de français encore ouvert. Il ne se précipita pas, il se contenta de la laisser entrer et de refermer la porte. Puis il prit le livre, et se dirigea vers une petite armoire où il gardait ses vêtements. Là, il l'enfouit tout au fond et il attrapa un vieux sweat noir. Le chat bougeait ses oreilles en direction des sons., confortablement roulé en boule comme un petit dragon dans les couvertures.

Le stoïcisme de Thompson rendait ses émotions impénétrables. Impossible de cerner la gêne sous la froideur du regard, sa pudeur était invisible. Le voilà qui se contenta de prêter son vieux sweat à SibbanE, avant de se diriger dans la cuisine et d'attraper un verre pour lui servir à boire. S'il ne proposa pas de café pour la réchauffer, c'était parce qu'il savait qu'il n'y avait que lui pour boire ce truc soluble réchauffé dans une vieille casserole. La pauvre en aurait des aigreurs d'estomac.

Du reste, il ne faisait pas chaud dans son appartement.

« Vous avez laissé votre fenêtre ouverte ? Demanda-t-il alors. Si cela avait claqué, c'était à cause d'un courant d'air. Ou bien, voulez-vous que j'appelle un serrurier ? »

Même s'il avait partagé sa chambre avec d'autres garçons, même s'il avait eu l'habitude des regards, avec d’innombrables lits alignés, ici c'était différent. Tyler ne considérait pas cet appartement comme une partie de lui, tout criait dans son inconfort et sa froideur que ce n'était pas tant chez lui. Mais c'était une petite ouverture sur son intimité, un trou sous l'épais mur qu'il avait bâti tout autour de lui. On y voyait son mode de vie, son linge étendu non loin de la fenêtre. Il ne retenait du rôle social de ses vêtements que les moqueries de ses camarades, car les siens venaient de son père ou étaient usés jusqu'à la corde. Et c'était pareil dans le plancher, sur la table, le matelas. La carcasse de Thompson était usée jusqu'à la corde, pourtant elle restait solide. Il n'était pas le roseau se pliant contre les vents et les courants, il était une pierre et restait immobile face aux tempêtes.

Au cas où, Tyler rempli de nouveau le verre d'eau pour SibbanE. Gêné d'accueillir quelqu'un ici. Pourtant, il ne l'aurait pas laissé sur le pas de sa porte dans cet état. Le confort des autres passait avant son bien-être physique et mental. Elle déroula ses inquiétudes, sans se douter que le danger, Tyler apprenait à le dresser depuis qu'il avait huit ans. Il ne dit rien, se contentant de se diriger vers la fenêtre. Plus vite il le ferait, plus vite elle rentrerait chez elle, et plus vite il serait tranquille. Il posa les mains sur l'appui de fenêtre, il pencha sa grande silhouette pour analyser la situation. Dans le silence, Tyler se demanda méthodiquement ce qu'il était possible de faire ou non. Si cela n'avait été qu'une autre fenêtre, il aurait pu se mettre debout sur l'appui ; il était suffisamment longiligne pour avaler la distance. Pourtant, les barreaux encadrant le balcon lui donnaient l'occasion de s'y agripper. Ne restait que le comment.

Concentré, Tyler s'imagina s'exécuter plusieurs fois. Se mettre depuis sur l'appui de fenêtre, tendre le bras vers le rebord du balcon. Sauter ? Il n'en avait peut-être pas besoin.

« Surveillez le chat, ordonna-t-il d'une voix neutre. Je vous demanderai de ne pas fouiller ici. J'en ai pour cinq minutes. »

SibbanE lui en faisait voir de toutes les couleurs, décidément. Au cas où, Tyler lui tendit son trousseau de clefs — là aussi, c'était impersonnel. Il n'y avait que ses badges du travail, ses clefs.

Tyler grimpa alors sur l'appui de fenêtre. Il ne regarda pas en bas, afin d'éviter l'appel du vide. Les doigts encastrés dans l'embrasure de la fenêtre, il se hissa debout et il évalua de nouveau la distance. C'était largement faisable, il se faisait confiance. Les pans de sa chemise se balançaient de chaque côté de sa silhouette, la poitrine contre le mur, et la main toujours bien encrée dans l'embrasure, il fit un pas et un autre en direction du balcon.

Finalement, Tyler sauta.

Aussitôt, il s'agrippa sur le rebord du balcon. Il posa un pied entre les barreaux, puis il se hissa souplement. Ses genoux craquèrent quand il se releva, puis il rentra simplement chez SibbanE. Il ne regarda pas trop, et se contenta de chercher ses clefs pour finalement ouvrir la porte de son appartement. Il toqua ensuite chez lui.

Le souffle court, qu'il reprenait discrètement. Des couleurs sous l'effort venant habiller son visage stoïque.

Un pas en arrière, afin de laisser la jeune fille passer. Elle est loin, la SibbanE pleine d'aplomb cherchant à montrer qu'elle est aussi forte qu'un homme. Sans se soucier du danger, sans se demander si elle va trop loin dans le respect de ses limites. On dirait qu'elle cherche à lui prouver quelque chose, sans savoir que Tyler vérifiera son appartement trois fois après son départ. Histoire de vérifier que rien n'avait bougé, histoire de se rassurer — il n'avait rien à cacher, si ce n'était le livre de français. Honteusement rangé dans un fond d'armoire, comme d'une chose honteuse — un aveu de faiblesse.

Les remerciements habillent son visage, on dirait presque elle s'excuse de lui avoir fait faire autant d'exercices de si bon matin. Tyler respire le froid du dehors, sa respiration devient plus calme, silencieuse. Son regard suivant les faits et gestes de la jeune fille, il ne semblait pas s'émouvoir. Ni de sa détresse, au final envolée aussitôt qu'il lui donne les clefs. Ni de ses remerciements ou de sa confusion. Le temps lui apprendra peut-être qu'un jour que s'il y avait une personne bien désintéressée au monde, c'était lui.

Il fallait bien quelqu'un pour le faire.

C'était tout lui, ça.

Quelqu'un pour annoncer les mauvaises nouvelles, quelqu'un pour franchir la forêt, partir à la recherche d'un chien en pleine période de chasse. Quelqu'un pour se salir les mains, et se sacrifier. Tenir son rôle sans se plaindre. Parce qu'il ne lui reprocha pas l'oubli de ses clefs ni de sa mise en danger. Tout cela venait de sa propre volonté.

Tyler la fixa l'inviter manger chez elle. Il n'hésita pas. Son refus fut direct, clair, net et précis.

« Non merci, bonne journée Mademoiselle SibbanE. »

Le ton neutre, impersonnel. SibbanE aurait parlé à un androïde, il y aurait eu plus de chaleur dans sa voix. Au moins, les androïdes faisaient bien semblant. Tyler rouvrit la porte, et la referma aussitôt. La vue sur son intimité se termina dans un claquement. Et quelques minutes plus tard, le voilà de nouveau sur son paillasson en tendant le chat à Madame Dupont. Elle aussi, elle tente sa chance, et elle aussi elle se prend la politesse froide. Celle qui était là pour tenir les gens à distance.

La plupart des gens pensaient que son manque d'empathie venait d'un souci de sociabilité chez lui. Comme si le cerveau de Thompson était monté à l'envers, ou qu'il était incapable de ressentir certaines choses. Pour autant, ce n'était pas de l'autisme ni un manque de coeur. Tyler se protégeait derrière mur et haut, froid, épais. Si bien qu'il s'éloignait aux premiers murmures des émotions, il ne préférait pas les écouter ni les entendre. C'était un bruit de fond.

Alors Thompson rentra chez lui, avant de reprendre le cours de son existence comme si cette discussion n'avait jamais eu lieu. Il préféra enlever ses chaussures, se préparer à manger, patienter jusqu'au lendemain. Rester enfermé dans cet endroit était une douleur lancinante. Mais avec le temps, Tyler s'était habitué ; il ne ressentait plus rien, ni en dehors ni en dedans. Malgré tout, après avoir compté ses innombrables conserves, paquets de riz, ou de sel, il décida d'aller faire des courses. Au cas où. Il y avait une peur du manque qui se traduisait dans sa vie minimaliste.

Si bien que Tyler revint, chargé de course, les sacs sur les épaules et dans les mains. Comme s'il se préparait à vivre plusieurs mois dans son appartement, fermé, sans mettre un orteil dehors. Dans la chaleur du début de l'après-midi, il ne portait qu'un débardeur et sa chemise nouée autour de ses hanches. Ses muscles gonflés et fatigués sous l'effort, il ne s'arrêta que parce qu'un chien courut dans ses pattes. Tyler resta immobile devant lui, il fixa la balle à ses pieds. L'animal remuait sa queue touffue, alors que son maître l'appelait au loin en s'excusant. Tyler les fixa tous les deux, il montra sa main. Le chien la renifla, puis donna un coup de museau sur la balle. Tyler l'attrapa alors, et la lança vers le maître. Le chien aboya d'excitation, et fonça la rattraper au sol.

Tyler soupira, puis il leva la tête vers l'arbre. S'assurant que le chat n'y était pas revenu, et c'est là qu'il remarqua SibbanE sur son balcon. Son regard fut bref, pas même un battement d'aile de papillon, et il rentra dans l'immeuble.

Tyler était loin, très loin, de toutes les interrogations de SibbanE. Au contraire, il avait aussitôt oublié la question qu'elle lui avait posée avec tant de tracts. Il ne s'imaginait rien de plus que ce qu'il avait sous les yeux. Alors il était rentré dans leur immeuble, les doigts serrés autour des sacs. Les veines gonflées de ses avant-bras, la posture toujours aussi droite, Tyler tirait le portrait comico-dramatique du soldat revenant à la maison après la guerre.

Alors que la seule guerre rencontrée jusque là, c'était la petite vieille devant lui à la caisse qui lui avait jeté des regards en biais.

Une fois chez lui, l'homme rangea les courses, puis son linge. Il s'octroya une courte pause dans ses activités pour s'asseoir sur l'appui de fenêtre. En débardeur encore, la chemise toujours nouée autour de sa mince taille, il contempla le jardin de l'immeuble en bas. Au loin, Tyler percevait la voix de SibbanE s'époumoner contre la stupidité de sa colocataire. Mais il ne trouva aucun intérêt à écouter les histoires des autres, et il se concentra plutôt sur la mandarine qu'il ouvrait. Ses ongles en perçaient la peau, alors qu'elle tournait entre ses doigts comme une balle de tennis. Il se contenta de mettre les épeluches à côté de lui, alors que ses pieds pendaient dans le vide. Il mangea un premier quartier dans un léger soupir satisfait. Si elles n'avaient pas été en promotion, jamais Thompson ne les aurait achetés. Elles étaient un peu acides, il sentait légèrement leur sucre sous sa langue.

Thompson leva la tête vers le ciel, les sourcils légèrement froncés. Il cru entendre un bruit venant d'un des appartements au-dessus, mais il mit cela sur le compte du vieil androïde qui crachotait son moteur dans les étages.

Comment on se débarrasse d'une personne ?

Tyler jeta un coup d'oeil vers l'appartement de SibbanE. Planifiait-elle de tuer quelqu'un ?

C'était la fatigue, des idées absurdes émergeaient de tous les côtés de sa tête.

Honnêtement, l'idée était surtout absurde, car il l'imaginait mal tenir une arme et se battre sans mélanger ses deux pieds. Et s'écrouler. Comme elle l'avait fait quelques jours plus tôt dans la gadoue, à pleurer après avoir abîmé ses chaussures blanches.

Maintenant qu'il y avait eu la balle perdue, Thompson inspira. Son torse se gonfla, puis il soupira en fermant les yeux. Il profita du relatif calme autour de lui, mais le bruit en haut revint briser sa monotone existence. Il leva un sourcil, caché sous l'épaisse mèche de cheveux noirs camouflant sa cicatrice.