Malgré tout ce que l'on pouvait penser, la pierre était dotée d'un instinct.

Sous les tempêtes, sous les pluies, polies encore et encore pour la force de la nature, elle en ressentait les vibrations. Les sens aiguisés, affûtés, au fil des années, ne l'avaient pas trompée depuis longtemps. C'était une part de son expérience qui s'exprimait. Ressentir le danger, avant qu'il n'arrive. Sentir dans l'air, le poids de l'humidité, et observer les mouches qui volent bas. Les signes de l'orage s'annonçaient, et alors, Tyler, avec toute sa rugosité, savait qu'il ne fallait pas rester dehors.

Une tempête en plein coeur de la forêt, c'était le risque que la foudre frappe les arbres. C'était voir un incendie qui se déclare, malgré la pluie. Les cris des animaux, victimes de la violence des vents. Alors quand ce petit blanc-bec, aussi propre sur lui que les chiottes où s'asseyait le Pape, pénétra dans la pièce, Tyler décida qu'il ne l'aimait pas.

Oh. Qu'on ne s'y trompe pas : il n'aimait personne. Il n'avait jamais été doué d'amour, et il ne l'avait ressenti uniquement lorsque la lumière blanche avait brûlé sa rétine. La fameuse. Celle que toutes les croyances appelaient dieu.

D'abord, Thompson-fils ne comprenait pas ce qu'il foutait-là. Non. Il détestait d'avance le repas, étouffé entre ces murs et ces cols serrés, loin des routes boueuses. Sa liberté à lui, c'était le froid de l'Alaska, le chant des oiseaux.

Peut-être qu'il n'avait pas été remarqué tout de suite. Il était le dos contre le mur, d'une posture droite et rigide, l'oeil en train d'analyser la situation. Un mirador impassible, tatoué et sec. II était en uniforme, avec sa lourde veste sur le dos, ses bottes pleines de boues et usées. Loin, très loin, du blanc-bec. Alors quand ses collègues, plein de sourires et la voix remplie de miel entamèrent la discussion, ils oublièrent de le présenter. Et Tyler, discret au possible, ne prit pas la peine de se faire rappeler.

Pourtant, ses yeux suivaient le blanc-bec. Il cillait peu, si peu, qu'il était presque impossible se savoir s'il était humain.

« C'est un androïde ? Plaisanta l'un des gardes du corps.
— Ah... non, euh, pardon... »

Sa collègue, plus petite que lui et plus large, eut un sourire grimacé. Elle lui fit signe d'avancer pour le présenter, se joindre à eux comme si c'était un jour de Thanksgiving. Ce repas, où les gens comme lui étaient censés pardonner aux gens comme eux. Tyler ne bougea pas.

« C'est... mh... Tyler, fit sa collègue, il est euh...
— Particulier, haha, enchaîna un autre, visiblement gêné. Tu as déjà mangé, mon grand, je crois ? »

Et l'homme, non, le monolithe impassible , se contenta de hocher lentement la tête.

Tout ce repas lui coupait l'apêtit, de toute façon. La viande, c'était l'une des choses qui polluaient le plus au monde. Et Tyler considéré qu'il avait face à lui, l'un des nombreux visages du capitalisme. Et il méprisait ses collègues de céder à ces caprices.

Tout du long, Tyler resta dans l'indifférence.

De l'homme qui l'avait insulté, et qui s'était fait virer. Des échanges entre ses collègues, et le blanc-bec. Son jugement était absolu. L'autre, toujours dans son costume à colserré, avec pour seule arme son argent son pouvoir, venait de se faire un ennemi.

Tyler connaissait les lois. L'on disait même qu'il avait le Code civil en guise de coeur, si bien qu'il vit cette réaction comme un caprice.

On ne vire pas quelqu'un pour une insulte.

En vérité, Thompson ne se sentait pas attaqué. Rarement. Il avait été habitué que son manque d'émotion l'érige en robot. Il lui en manquait la voix, et la servilité face aux humains. Si le garde-corps avait émis une réflexion raciste, peut-être aurait-il réagi. Peut-être pas. Tout aurait dépendu de la violence des propos. Et actuellement, la loi ne reconnaissait pas la comparaison entre humains et androïdes comme ayant un caractère discriminatoire.

Alors sous quel motif, ce garde du corps était viré ?

Tyler plissa les yeux, il appuya son dos contre le mur. Il croisa les bras, puis ses yeux suivirent la conversation. Toujours sans ciller, comme des balles de tennis que différents joueurs se renvoyaient. De même qu'il ne prit pas la peine de se présenter ; il profitait que personne ne lui ait explicitement demandé pour rester silencieux.

Tyler ne donnait de l'importance aux titres que pour le caractère administratif. C'était de l'habillage, quelque chose qui rassurait les faibles. Non. Lui, il lui fallait des preuves, des faits. Les gens mentaient, les titres, c'était pareil. Alors l'homme resta froid aux sourires mielleux des échanges. Son regars s'était fixé sur la porte, ainsi, il voyait l'ensemble des gens à table. Puis quand l'autre, le petit chef, s'adressa à lui, Tyler lui accorda un bref regard.

« Non merci. »

Peut-être avait-il l'habitude qu'on se plie en quatre pour ses caprices, peut-être croyait-il que l'univers entier se pliait à sa volonté. Et surtout, peut-être voulait-il rejouer ces scènes aberrantes et insultantes de Thanksgiving. Tyler pouvait reprocher tant de choses à son père, mais il le remerciait de l'avoir débarrassé de cette fête. Parce que son père savait.

Alors son petit jeu du parfait américain, il pouvait le ravaler.

Et Harris, sans doute avait-elle compris, à force de le côtoyer. Toujours à refuser de prendre un café, de manger avec eux, et le premier à se porter volontaire pour être de garde. Elle lui trouva une excuse, une justification, et elle sourit :

« Il faut au moins quelqu'un pour rester opérationnel on ne sait jamais. Vous savez, on a de sacrés numéros, parfois. Tu te souviens, Tyler ? Cette dame que tu es allé repêché dans le lac, complètement ivre. Elle s'adressa aux autres, douce et bienveillante. Cette tête de mule ne l'a pas lâché, parce qu'elle était en dehors de la zone sécurisée. Elle a eu une sacrée chance, sans lui, elle serait probablement morte. La procédure, hein ? »

Tyler ne prit pas la peine de hocher la tête.

Oui, toujours la procédure.

Tyler était la patience, Tyler était immuable comme de la pierre. Un monolithe rugueux, qui se tenait loin des humains, à observer les conversations et à les juger. Ce n'était pas parce qu'il ne disait rien qu'il ne pensait pas. Loin de là. Dans toute son attitude, il jugeait. Il avait conscience du malaise qu'il provoquait, et il s'en fichait. On prenait place en groupe, on mangeait ensemble. Mais cette notion de groupe, ce n'était pas quelque chose qu'il partageait. Loin de là. Tyler était un lynx ; chasseur solitaire et agile, il n'aspirait qu'à la tranquillité offerte par la forêt.

Alderick était blond, quand lui avait les cheveux noirs et un peu sales. Alderick était blanc, quand lui, avait la peau sombre et abîmée par sa vie. Alderick emplissait l'espace de bruit, de mots, alors que Tyler était silencieux. La nature du verve était le mensonge. Et à force de le voir palabrer, Tyler considérait qu'il était faux. Ses justifications ne lui arrachèrent pas même un battement de cils ; un homme sûr de lui ne passait pas son temps à légitimer ses actions. Thompson ne prenait jamais la peine de débattre : s'il avait raison, pourquoi perdre son énergie à le prouver ?

Quand on lui réclama son histoire, Tyler ne répondit pas. Il profita de l'intervention du serveur pour se murer dans son silence. Les bras croisés, ses yeux glissaient d'une personne à une autre, étudiant les visages qui s'exprimaient. Il donna qu'un bref coup d'oeil à Alderick, avant de reporter son attention sur Harris. Celle-ci l'examinait, toujours trop inquiète et protectrice pour un homme, qui jugeait qu'elle devrait arrêter de manger pour perdre du poids. Et que sa seule présence était une insulte — le but d'une femme, c'est d'être mère. Que se passerait-il de son avenir si elle périmait ?

« Tu n'as pas répondu, Tyler, souffla Harris d'un ton doux. »

L'homme redressa la tête, un regard sur la droite, un autre sur la gauche. Il déclama l'histoire, d'une voix douce et sans émotion, comme s'il récitait le Code civil :

« Femme ivre, en-dehors du sentier des promeneurs. Elle est tombée dans la rivière. Je l'ai sauvé. »

Harris eut un petit rire nerveux, devant la liste des faits ; elle implora en silence un autre garde-chasse. Mais celui-ci était trop occupé à examiner la carte de long en large pour lui accorder de l'attention. Harris soupira alors, puis elle ajouta :

« Il parait que tu aurais dû faire partie des forces spéciales, elle ricana, un peu rauque. Ce n'est pas étonnant. »

Tyler accepta de hausser les épaules, de démontrer un sentiment passager — ici, l'indifférence. Oui, et alors ? Il voyait combien elle était gênée par son attitude, et il n'y faisait rien pour l'y aider. Ce n'était pas son problème, si elle préférait rester superficielle.